François PoletJuliette Müller

Un ouvrage collectif se penche sur les ONG, devenues vecteurs privilégiés de l’action collective pour le développement. Pourquoi cette évolution et surtout quelles en sont les conséquences ? Les ONG, souvent vues positivement, sont-elles aussi immaculées qu’on voudrait bien le croire ?

Le CETRI (Centre tricontinental), centre d’étude sur le développement et les rapports Nord-Sud basé en Belgique, publie régulièrement une revue intitulée Alternatives Sud. L’un des derniers numéros, qui prend la forme d’un ouvrage collectif, est consacré au rôle des ONG au sein de la mondialisation néolibérale. Ces organisations, qui se veulent indépendantes des États, promotrices des intérêts des citoyens et protectrices de la nature, bénéficient généralement d’une image positive auprès du grand public. Pourtant, elles peuvent aussi avoir des effets pervers, relèvent les contributeurs de l’ouvrage. François Polet, chargé d’étude au CETRI, qui a participé à son élaboration, a ré-pondu à nos questions.

Vous dites que les ONG contribuent à la dépolitisation de la résistance au néolibéralisme. C’est du reste le titre de l’ouvrage du CETRI sur le sujet. Qu’entendez-vous par là ? 
Dès l’origine, il y a un lien entre les ONG et le néolibéralisme. Dans les pays du Sud, l’essor des ONG a lieu dans les années 1980-90, dans le contexte des politiques d’ajustement structurel, qui voient un retrait de l’État dans les secteurs social, de la santé, de l’éducation ou de la gestion d’infrastructures. Autant de domaines d’action qui s’ouvrent à ce nouveau type d’acteur. C’est aussi un moment de grande défiance à l’échelle mondiale vis-à-vis des pouvoirs publics. Les bailleurs de fonds considèrent les structures administratives des pays du sud comme nécessairement corrompues, inefficaces, antidémocratiques. Ils passent donc par d’autres acteurs, auxquels le marché du développement s’ouvre.

Enfin, l’un des axes des politiques d’ajustement structurel est la privatisation des services publics. De nombreux diplômés, anciens fonctionnaires ou nouveaux arrivants sur le marché de l’emploi, vont voir dans les ONG un débouché professionnel de substitution.


En quoi cela implique-t-il une dépolitisation du discours des ONG ?

Nous faisons référence ici à un processus plus récent. Certaines ONG qui, dans les années 80-90, étaient très politiques et militaient pour le changement social, le sont beaucoup moins aujourd’hui. Cette évolution est indissociable du fait que les ONG, à côté de leur objet social, fournissent des emplois et des opportunités de carrière à leurs animateurs, qui dépendent d’une stabilisation des organisations et donc d’une sécurisation des financements. Ces financements proviennent généralement d’instances publiques – États, agences d’aide, organisations onusiennes – dont les attentes se sont accrues en termes de résultats « objectivement vérifiables ». Cela amène les animateurs d’ONG à se départir des formes de remise en question de l’ordre établi les plus gênantes et donc bien souvent les plus politiques, pour ne pas prendre à rebrousse-poil les bailleurs de fonds actuels ou potentiels. On observe aussi une tendance croissante à considérer les problèmes sociaux et politiques comme des questions de gestion ou des problèmes techniques.

Peut-on mettre toutes les ONG dans le même « sac » ?
Le monde des ONG est très diversifié. Certaines sont plus dans la fourniture de services sociaux ou techniques. Elles sont d’emblée apolitiques et vont véritablement remplacer l’Etat, avec toutes les questions de légitimité démocratique que cela pose, voire contribuer à l’affaiblir. Au Nicaragua, en 2008, le gouvernement a voulu réimplanter des services sociaux dans des régions qu’il avait désertées suite aux ajustements structurels et certaines ONG ont vécu cela comme une concurrence !

Il existe aussi des ONG qui revendiquent davantage d’investissements publics, mais elles sont moins nombreuses que celles qui vivent de la démission et du retrait de l’Etat. Elles sont plus politiques, dans le sens où elles critiquent l’action des Etats, des multinationales, ou des organisations internationales, mais sont aussi concernées par une forme de dépolitisation. Elles s’efforcent de promouvoir des aménagements des politiques néolibérales – introduire des normes sociales, environnementales, le thème des droits de l’homme, etc. – mais ne remettent plus en question les logiques du libre-échange, la concentration des richesses, etc.

L’ouvrage du CETRI souligne que les ONG sont devenues le vecteur privilégié de l’action collective pour le développement. Quelles autres formes d’organisation sont-elles venues remplacer ?
En Inde ou en Amérique latine, de larges mouvements sociaux ou associatifs ont existé qui ne dépendaient que marginalement du financement extérieur mais reposaient plutôt sur les bonnes volontés, l’engagement militant ou les cotisations de membres, sur le modèle des syndicats. Ces structures ont souvent évolué vers le format ONG, en se préoccupant toujours plus d’obtenir des financements étrangers afin de pouvoir distribuer des « projets » à leurs bases. Cela a fait évoluer leur vision idéologique – l’ordre politique et économique étant remis en cause de façon moins radicale -, mais aussi leurs registres d’action : il faut réaliser des rapports annuels, utiliser des modes spécifiques de comptabilité, définir des programmes d’action sur plusieurs années, etc. Il y a un risque clair que cette bureaucratisation dénature les objectifs initiaux. On va être davantage dans la gestion de la pauvreté que dans la volonté de changement social dans une perspective égalitariste.

L’une des contributions de l’ouvrage évoque plus concrètement l’impact des ONG sur la situation palestinienne…
Dans le cas palestinien, des mouvements populaires qui étaient plus militants au départ en viennent à envisager leur action à l’intérieur du cadre de l’occupation israélienne. La contestation va être moins présente et il va davantage s’agir, en lien avec des financements internationaux, de promouvoir des activités ou des services sociaux compatibles avec le cadre de l’occupation. Derrière, il y a des salaires, des positions sociales et professionnelles !

Vous parlez également d’une évolution vers un discours d’expertise…
Pour s’imposer au sein du champ de la coopération, il faut une légitimité. Celle des ONG se fonde de moins en moins sur leur ancrage populaire et de plus en plus sur leur niveau d’expertise, de professionnalisme, d’efficacité dans la maîtrise technique. C’est moins la nature du rapport avec les populations qui souffrent qui va être déterminant que le fait de diffuser une parole experte qui va être jugée légitime. C’est une façon de convaincre le public en général, mais aussi et surtout les bailleurs de fonds, de la pertinence du travail effectué et de la nécessité de continuer à le financer.

Le fait de disposer de financements et d’expertise ne permet-il pas d’avoir plus d’impact sur le politique ? Est-ce forcément négatif ?
Sur des dossiers précis, l’expertise est nécessaire pour cerner les problématiques et avancer des solutions pertinentes. Le problème survient quand le langage des experts prend toute la place et disqualifie le sens commun dans l’approche des problèmes, donc tient des groupes sociaux entiers en dehors des débats. Dans les pays du Sud, on constate que nombre de structures se préoccupent beaucoup plus de paraître expertes – pour convaincre de leur sérieux ceux qui les financent – que de faire remonter les préoccupations de la population.

Une des contributions évoque la persistance d’une forme de paternalisme ou d’ethnocentrisme de la part des ONG du nord. Qu’en est-il ?
Cet aspect a changé de forme. Beaucoup d’ONG agissent aujourd’hui sous la forme de « partenariats », selon le principe d’un « renforcement des capacités » des acteurs du Sud. Il y a donc l’idée sous-jacente que ces derniers sont fatalement déficitaires en termes de capacité d’analyse, de planification, de gestion et que le représentant occidental dispose d’un savoir/savoir-faire qui leur manque. Ce regard néocolonial perdure chez beaucoup d’ONG, alors même que les acteurs locaux ont souvent une connaissance très bonne des réalités au sein desquelles ils interviennent.

Au final, les ONG n’ont donc rien de bon ?
Une partie conserve une vision politique et travaille sur des thématiques combatives, comme la souveraineté alimentaire, avec la lutte contre l’accaparement des terres ou contre les semences transgéniques, mais elles sont minoritaires.

On peut cependant espérer que, parallèlement, une nouvelle génération de structures associatives voie le jour. On observe par exemple en Afrique un nouveau type de militantisme citoyen, plus politique et contestataire, avec des mouvements comme Lucha ou Filimbi, en République démocratique du Congo, ou le Balai citoyen, au Burkina Faso. Ils s’inspirent partiellement des indignés ou des printemps arabes, avec notamment une forte présence sur les réseaux sociaux. Ils ont du reste un discours très critique vis-à-vis des ONG traditionnelles. Il faut cependant voir comment ils vont évoluer. Plus informels, ils évitent la bureaucratisation, mais sont de ce fait aussi plus instables.

Le CETRI est lui-même une ONG. Comment gérez-vous ces aspects ?

Nous n’échappons pas à ces ambiguïtés. Les financements publics pour les ONG en Belgique sont de plus en plus rares et de plus en plus conditionnés à des critères de gestion, mais aussi à des critères politiques. Globalement, il faut s’inscrire dans la vision du développement des bailleurs de fonds nationaux et du ministère de la coopération belge, qui lui-même est directement influencé par ce que disent l’OCDE, la Banque mondiale et les agences onusiennes. Un certain niveau de critique est toléré, mais on sait que si l’on va trop loin, on ne met pas nos financeurs dans les meilleures dispositions. L’insécurité en termes de financement est indissociable du secteur de la coopération non-gouvernementale. Surtout dans l’atmosphère néolibérale actuelle et le contexte d’austérité financière qui a cours un peu partout.

ONG et souveraineté populaireNombre d’acteurs internationaux considèrent pour acquis que les ONG sont une émanation représentative de la population dans les pays où ils interviennent. Ce présupposé, sur la base duquel des programmes de développement sont conçus et mis en œuvre depuis au moins trois décennies, est problématique à plus d’un égard. Premièrement les animateurs des structures les plus en vue ont généralement, au fil des financements extérieurs, réussi à s’assurer des niveaux de revenu et des conditions de vie qui les éloignent du « peuple » et les rapprochent des expatriés et des élites politiques. Ils habitent dans les mêmes (beaux) quartiers, fréquentent les mêmes restaurants, voyagent dans les mêmes avions, etc. Deuxièmement ces leaders de grandes ONG ont pour une bonne partie d’entre eux tendance à ne pas trop s’exposer politiquement, à vivre en bonne entente avec des pouvoirs néopatrimoniaux dont l’action politique est pourtant la première cause d’appauvrissement des populations. Avec pour résultat qu’ils se trouvent en déphasage par rapport à l’humeur politique des gens qu’ils sont censés « émanciper », lesquels manifestent leur mécontentement par d’autres canaux. Troisièmement, cette focalisation sur la figure ONG amène à ignorer toute une série d’acteurs (syndicats, notables, chefs coutumiers, leaders religieux, maires), qu’il n’est pas aisé de faire rentrer dans des « cadres logiques » mais qui se révèlent déterminants dans les processus sociaux et politiques locaux. Enfin les ONG se trouvent dans une situation schizophrénique : on attend à la fois d’elles qu’elles fassent « remonter » les préoccupations locales et qu’elles sous-traitent localement des programmes centrés sur les préoccupations (et les solutions) de la communauté internationale du développement. 
F.Polet

Propos recueillis par Juliette Müller

ONG, Dépolitisation de la résistance au néolibéralisme ?, Alternatives Sud, CETRI et Editions Syllepse, 2017

Source: http://www.cetri.be/Les-ONG-un-vecteur-de?lang=fr