L’humanitaire mène à tout à condition d’en sortir… C’est le triste constat de la trajectoire des chevaliers blancs de l’ingérence humanitaire, des mondes sans frontières, des indignations sélectives et des trahisons politiques. A 20 ans, militants de l’Union des étudiants communistes (UEC) ; à trente, membres de Médecins sans frontière (MSF) ; à soixante, ministres ou diplomates avant de finir dans les affaires, notamment africaines… les héros archétypiques des bons sentiments ont, pour la plupart d’entre eux, mal tourné… Que reste-t-il aujourd’hui de la ruée vers l’action humanitaire qui ponctua les conflits des années 70/80 ?

Un rappel historique nécessaire : c’est en 1998, lors de l’Assemblée générale des Nations unies que le juriste international Mario Bettati et le diplomate Serge Telle inventèrent le concept d’ « ingérence humanitaire » pour porter secours aux populations kurdes du nord de l’Irak. Comprenant tout le profit qu’il pourrait en tirer, Bernard Kouchner s’en saisit pour faire la carrière que l’on connaît 1 avant de devenir consultant de luxe pour quelques roitelets africains de ses amis. Aux antipodes de ce bilan peu glorieux, un médecin libanais – debout, toujours engagé aux services des victimes et des plus pauvres -, continue à incarner l’honneur d’une action humanitaire restée fidèle à son impératif catégorique et moral : soigner, aider et témoigner. Cet homme d’exception s’appelle Kamel Mohanna. Sa biographie qui vient de sortir est l’un des cadeaux qu’espritcors@ire souhaite faire à ses lecteurs pour la nouvelle année 2 .

Né dans le village de Khiam, localité frontalière du sud du Liban dont la mémoire est éternellement marquée par la Nakba (le premier exode des Palestiniens en 1948), il est issu de l’une de ces familles modestes où l’argent, tout l’argent qu’on pouvait économiser, était d’abord destiné à l’éducation des enfants. Il fera sa médecine en France, formé aussi par les Lumières et les engagements politiques de la jeunesse des années soixante : l’extrême gauche, les idéaux guévaristes et la cause palestinienne. Celle-ci constitue le fil rouge de sa vie d’idéaux toujours en acte sur le terrain et dans l’esprit, aujourd’hui à la tête de l’une des plus grosses ONG libanaises – AMEL – unanimement respectée par tous les protagonistes de la région.

De La Quarantaine, Damour à Tall el-Zaatar jusqu’aux camps actuels de Sabra, Chatila, Bourj el-Barajneh, Kamel Mohanna continue à panser les plaies des apartheids contemporains en inventant une « pensée positive » : mieux vaut allumer une bougie que maudire l’obscurité ! Dans sa belle préface, le politologue Georges Corm nous rappelle qu’une fois son diplôme de médecin en poche, « notre jeune militant par alors pour le Dhofar, contrée escarpée et montagneuse au sud de la Péninsule arabique, où s’est développé un mouvement de résistance armée à l’oppression coloniale britannique, alliée au Sultan d’Oman. Il y exerce sa profession avec ferveur dans les conditions difficiles de ce milieu géographique et humain pauvre et déshérité. Il s’éprend de l’une de ses belles combattantes qu’il laissera derrière lui à son grand chagrin, lorsqu’il rentre au Liban ».

De retour au pays où il aurait pu ouvrir une clinique et faire de l’argent comme nombre de ses confrères, il s’obstine dans son destin de laboureur de la mer. Foudroyé par la perte de son fils, édifié par les petits marquis de la classe politique tant libanaise que française, Kamel Mohanna persévère dans son être et son action. Ayant choisi le bistouri plutôt que la kalachnikov, toujours fidèles aux causes palestiniennes et du nationalisme arabe, il fonde en 1979 l’association AMEL (le travailleur) qui, des camps de réfugiés de Beyrouth s’étendra à toutes les régions défavorisées du pays au sud et dans la Bekaa.

« A travers ses 24 centres, AMEL a toujours proposé des services de qualité accessibles à tous dans les domaines médicaux, psychosociaux, de la formation professionnelle, du développement rural, de la protection de l’enfance et de la promotion des droits de l’homme. En temps de crise, pendant la guerre civile mais aussi lors de l’agression israélienne en 2006 et en réponse à la crise syrienne ayant amené plus d’un million et demi de réfugiés au Liban, toute la société civile libanaise se mobilise autour d’AMEL. L’association met donc en place un programme d’urgence et d’aide humanitaire. Le Dr. Mohanna fait d’AMEL un catalyseur afin que toutes les associations s’engagent pour ceux et celles qui n’ont plus rien, qui vivent dans l’espoir de retrouver une vie normale », écrit Chawki Rafeh le co-auteur du Hakim (le docteur).

Traduit de l’arabe par Danielle Saleh, relu et introduit par le Dr. Ibrahim Baydoun, le témoignage de Kamel Mohanna nous offre une belle leçon de fidélité, d’humanité et d’honneur gardé, projeté et partagé. Sans jamais verser dans la nostalgie, le ressentiment ou la leçon de morale, ce livre est aussi un message d’espoir, celui de la « pensée positive », de la recherche spinoziste du moindre mal, de la justice et des pensées joyeuses.

Ce Hakim, quel homme !

Richard Labévière

1 Pierre Péan : Le monde selon K. Editions Fayard, février 2009.

2 Dr. Kamel Mohanna : Un médecin libanais engagé dans la tourmente des peuples – Les choix difficiles. Edition de L’Harmattan, septembre 2013.

Source: »» https://www.legrandsoir.info/l-honneur-de-kamel-mohanna.html