Ils paient de leur vie la traversée clandestine de la Syrie au Liban

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    Au total 16 personnes ont perdu la vie en tentant de traverser les montagnes à pied depuis la Syrie vers le Liban. © HCR / David Azia

    TRIPOLI, Liban – Portant sa mère âgée de 70 ans sur le dos, Ahmad a commencé à gravir les côtes enneigées. Mais le passeur qui marchait devant lui dans la montagne reliant la Syrie au Liban allait trop vite, et au milieu de la tempête, il a rapidement perdu de vue l’homme qui le guidait.

    Les passeurs avaient dit à Ahmad qu’il lui faudrait une demi-heure pour gagner le Liban à travers ce chemin de montagne. Mais après sept heures passées à errer dans la neige, Ahmad a perdu six membres de sa famille, morts de froid, dont sa propre femme, sa fille et sa mère.

    Allongé sur un matelas de mousse dans une pièce vide, au troisième étage d’un immeuble inachevé dans le nord du Liban, cet homme de 43 ans, originaire de l’est de la Syrie, est en état de choc. « La vie n’a plus aucun sens pour moi », répète-t-il. « Si seulement je pouvais être avec eux. »

    Au total, 16 personnes ont perdu la vie en tentant de pénétrer au Liban au cours de cette nuit du 18 janvier, selon la Défense civile libanaise.

    « Ce drame démontre à quelles extrémités en sont réduits les Syriens qui veulent fuir le conflit et arriver en lieu sûr, les frontières tout autour de la Syrie étant closes », estime Mireille Girard, représentante du HCR au Liban.

    « Ce drame démontre à quelles extrémités en arrivent les Syriens qui veulent fuir le conflit et arriver en lieu sûr. »

    Parmi les personnes décédées cette nuit-là figuraient également des réfugiés qui vivaient au Liban depuis des années. Mais ils avaient pris le risque de franchir la frontière illégalement pour suivre un traitement médical, gratuit en Syrie et dont ils n’avaient pas les moyens au Liban. Ils ont payé de leur vie en tentant de revenir au Liban.

    Ahmed et sa famille élargie avait quitté leur localité à la mi-décembre, les combats entre les groupes armés et les forces soutenues par le gouvernement ayant gagné en intensité dans cette région reculée de l’est de la Syrie, frontalière de l’Irak. Ce réparateur de télévision affirme avoir été sans travail pendant les trois dernières années, les combattants contrôlant son village ayant interdit la télévision.

    « Notre maison a été bombardée à deux reprises », explique Ahmad. « Nous avons tenté d’entrer légalement au Liban, mais c’était au-dessus de nos moyens. On nous a dit qu’il fallait payer 2000 dollars par personne pour une réservation d’hôtel, ou avoir un garant local, ce qui nous coûterait encore plus cher. »

    Encouragés par des proches qui ont franchi la frontière illégalement un mois plus tôt, Ahmad et ses 13 proches, principalement des femmes et des enfants, ont décidé de suivre la même route, pour rejoindre le Liban. Ils se sont d’abord rendus à Damas –leurs économies fondant à mesure qu’ils étaient rackettés sur les multiples barrages de contrôle—où ils sont restés un mois pour obtenir des cartes d’identité.

    Dans la capitale, il a rencontré un passeur qui lui a proposé de les faire entrer facilement au Liban, contre cent dollars par personne. Le 18 janvier au soir, alors que la tempête faisait rage, ils ont traversé la frontière syrienne avec d’autres passagers entassés dans deux minibus.

    « Le passeur a dit qu’il serait plus facile de traverser au milieu de la tempête, car il n’y aurait pas de patrouilles libanaises », raconte Ahmad. Dans le no man’s land entre les deux frontières, il a vu des lumières briller par intermittence sur la montagne, où les attendaient les complices du passeur. « C’est le signal, montez et suivez les gens qui vous conduiront au Liban », leur a dit leur guide.

    Marchant avec sa mère sur le dos, Ahmad s’est vite épuisé et a été reconnaissant à un homme traversant comme eux la frontière, qui a offert de la porter.

    « La neige était glissante, il était difficile de marcher, et nous nous sommes perdus », dit la fille d’Ahmad, Amira, 19 ans, portant sa fillette Fatima dont le visage est encore brûlé par les engelures. « Je crois que nous avons perdu conscience; lorsque je me suis réveillée à l’aube, j’ai essayé de réveiller ma mère et ma sœur, mais elles ne bougeaient pas », ajoute la jeune femme, enceinte de sept mois.

    Sur un total de 14 personnes, six membres de la famille d’Ahmad sont morts de froid: son épouse, sa mère, sa fille âgée de 14 ans, son petit-fils, ainsi que sa nièce et sa belle-soeur.

    « Le passeur a dit qu’il serait plus facile de traverser au milieu de la tempête, car il n’y aurait pas de patrouilles libanaises. »

    Des Syriens parcourent ces chemins de montagne clandestins dans les deux sens, ceux qui tentent de fuir le conflit comme les réfugiés vivant au Liban qui se trouvent, par désespoir, forcés de rentrer dans leur pays ravagé par la guerre.

    Sur près d’un million de Syriens réfugiés au Liban, les trois quarts vivent dans la pauvreté avec moins de 3,84 dollars par jour, et beaucoup n’ont pas les moyens de payer pour des soins médicaux. Ceux qui sont enregistrés au Liban choisissent parfois de rentrer illégalement en Syrie pour se faire traiter gratuitement avant de regagner le Liban clandestinement.

    Comme Nour, une réfugiée de Raqqa, dans le nord de la Syrie, dont la fille qui venait de naître dans le camp de toile où elle habite dans la plaine de la Békaa au Liban est tombée gravement malade.

    « L’hôpital nous a réclamé 600 000 Livres libanaises (400 dollars) rien que pour effectuer des tests », affirme-t-elle. « Ma fille allait de plus en plus mal chaque jour, et nous avons décidé de l’emmener à Damas. »

    Laissant ses cinq autres enfants avec son mari, elle a porté le bébé malade et a marché à travers la montagne vers la frontière syrienne, accompagnée par des membres de sa famille dont son beau-père et sa belle-sœur. Peu après leur arrivée à l’hôpital à Damas, sa fillette est décédée, apparemment en raison d’une drépanocytose.

    « Nous avons quitté l’hôpital immédiatement après son décès et avons regagné la frontière. Nous étions affligés par le deuil et nous n’avons pas réalisé qu’il y avait une tempête », explique Nour. « Lorsqu’on a compris qu’on ne pourrait pas passer avec la neige, on a dit aux passeurs qu’on voulait faire demi-tour, mais ils nous l’ont interdit. Mon beau-père et ma belle-sœur, qui était veuve, sont morts dans la montagne. Moi-même, je ne serais pas restée vivante si la fille de ma belle-sœur ne m’avait pas aidée. »

    Beaucoup de Syriens, surtout ceux qui vivent dans des conditions éprouvantes dans des camps de réfugiés informels, se plaignent de ne pas avoir accès aux soins médicaux. Comme Mohammed, qui vit dans un camp de fortune du Liban nord depuis cinq ans.

    « Ma mère est handicapée, et personne ne nous vient en aide », dit-il amèrement. « Nous n’avons pas dormi depuis que la tempête a éclaté il y une semaine, nos tentes sont inondées chaque nuit. »

    Par Acil Tabbara , Source: http://www.unhcr.org/

    *Les noms et les lieux ont été modifiés par mesure de protection.