Pédiatre de formation, Dr Kamel Mohanna travaille depuis plus de 53 ans dans l’humanitaire. Nationaliste, marxiste-laïc, il a fondé l’association Amel et poursuit le rêve de sa génération tout en ayant les pieds sur terre. 

« Le monde n’est pas que de la politique, il est également un roman ». Cette phrase, que lui lança un jour Brigitte, sa petite amie française, étudiante en médecine avec lui en première année à l’Uni­versité de Grenoble, dans les années 1960, a élargi ses horizons. Mais aussi elle avait presque quelque chose de prémonitoire. Car, au fur et à mesure, sa vie ressemblerait à un roman.

Le pédiatre, originaire du Sud-Liban, qui avait l’air d’un Michel Piccoli tout jeune, s’est mis à lire Camus, Sartre et Saint-Exupéry, alors qu’il avait à peine 19 ans. En parlant, comme en rédigeant ses livres et ses discours sur l’humani­taire ou autres aujourd’hui, Dr Kamel Mohanna fait largement usage de références littéraires, citant souvent David Blake, Hemingway ou Cavafy. Il demeure quelque part un villageois de Khyam qui s’adapte à la ville : Beyrouth, la capitale autrefois loin­taine à ses yeux, car se sentant plus proche géographiquement du nord de la Palestine et du sud de la Syrie. Né l’année même où le Liban a accédé à son indépendance, le terrain de jeu de son enfance s’étendait sur trois pays : le Liban, la Syrie et la Palestine. Normalement, ces pays étaient déli­mités par des frontières que l’on pouvait franchir faci­lement en buvant une tasse de thé avec les policiers, comme le faisait presque tous les jours son père, marchand de bétail.

Sa soeur aînée Zeinab habitait à Haïfa avec son mari, et lorsqu’elle venait leur rendre visite, elle ramenait avec elle du pain chaud, un pain anglais ou franji, qu’il fourrait de galettes traditionnelles de pain brun. « La Palestine était le pays de l’abondance, où coulaient le miel et le lait à flots ». Puis d’un coup, le tout s’effondra. La Palestine est per­due. Il n’avait que cinq ans, mais les histoires des déplacés de cette terre de miel qui sont venus chercher refuge à Khyam, ainsi que l’appari­tion des hommes armés avec la guerre de Palestine en 1948, ne pou­vaient le laisser indifférent. Plus tard, durant ses années d’étude et de jeu­nesse, Kamel Mohanna s’engagea dans les guerres de libération avec le Front démocratique de libération de la Palestine. Et à un moment donné, partisan de la gauche radicale, de nationaliste, il est devenu internatio­naliste, sans pour autant s’affilier à un parti, préférant toujours garder son indépendance.

« A l’époque, il y avait du roman­tisme dans l’air. Le nationalisme, c’était une vie au quotidien et non des principes abstraits. On vivait avec l’espoir de gagner. Nasser fai­sait un discours et tout le monde se promenait avec un transistor près de l’oreille ». On était trop dans le ver­balisme, semble-t-il dire aujourd’hui, lui, qui n’est pas très friand des paroles directes et des ambitions politiques, ayant refusé 4 fois de devenir ministre. Mais cela n’em­pêche qu’il continue à marteler de bout en bout : « La cause palesti­nienne n’est pas que pour les Palestiniens. Tout notre avenir se joue là-dessus ». Et de commenter la dernière décision américaine recon­naissant Jérusalem comme étant la capitale de l’Etat hébreu : « On est tellement affaibli ». Pariant toujours sur la capacité de l’Egypte à renaître de ses cendres et à tirer son épingle du jeu, comme pas mal de nationa­listes arabes. Relativement tôt, Mohanna s’est rendu compte que la gauche s’est contentée d’afficher des slogans, sans vraiment les mettre en oeuvre. Même s’il pèse ses mots, il se montre assez critique à l’égard de « l’infanti­lisme » de cette gauche, trop affaiblie par la chute de l’URSS, en l’absence d’assise populaire dans le monde arabe. « Les forces du changement ne peuvent pas se limiter aux droits politiques, sans s’attarder sur les droits économiques et sociaux », constate-t-il. C’est plus au moins la leçon qu’il a tirée de son expérience au Dhofar, « le Vietnam de la Grande-Bretagne », comme on le scandait à toutes les réunions organi­sées par les étudiants en France, en soutien à l’insurrection armée dans cette province omanaise.

Le 29 janvier 1973, Kamel Mohanna est parti pour le Dhofar via Aden, capitale du premier pays arabe à choisir les principes du socialisme scientifique comme fondement de son régime et de son mode de vie. Il porta le pagne omanais traditionnel, s’est laissé pousser la barbe et man­geait avec les doigts, comme tout le monde. Son nom de guerre était Abou-Walid. Et il devait travailler au dispensaire Habkouk, dans un vil­lage fantôme, au milieu du désert. Là-bas, il s’est beaucoup interrogé, comme il l’explique bien dans son autobiographie, Les Choix difficiles, un médecin libanais dans la tour­mente des peuples : « Quel vent avait porté le marxisme-léninisme jusqu’à ce pays lointain si peuplé, où l’en­fantement restait l’unique moyen de production ? Y avait-il le moindre intérêt à leur faire comprendre la différence entre révisionnisme et maoïsme d’une part, et d’autre part le matérialisme historique et dialec­tique que nous avions passé tant d’années à défendre ou dénoncer avec une égale passion, alors que tout ce que ces hommes possédaient au monde était une tente, une femme et quelques maigres vaches ? »Et d’ajouter : « Les médecins étaient rares, alors que les chefs politiques étaient nombreux, et c’était là un déséquilibre que la révolution devait s’atteler à corriger. Lorsqu’un homme affamé regarde la pleine lune, il n’y voit qu’une miche de pain ronde. Ce n’est qu’une fois le ventre rassasié que la poésie affleure à l’es­prit ». Ceci dit, il faut d’abord man­ger, fournir les services élémentaires, ensuite parler démocratie.

Au bout de six mois passés au Dhofar, Mohanna revient au Liban, essayant de se rendre utile dans les bidonvilles et surtout dans les camps de réfugiés palestiniens, où il a d’abord soigné gratuitement, avant d’imposer un tarif de deux livres libanaises, pour réduire le nombre exorbitant de patients. Il aime bien se retrouver dans les foyers révolution­naires si chers à son idole, Che Guevara, le médecin qui a tourné le dos au leadership et a quitté La Havane pour aller combattre dans les forêts de Bolivie.

Les malades l’attendaient aux vil­lages de Kfar Chouba et Kfar Hamam, à Sabra et Chatila, au dis­pensaire de l’église de Rachaya Al-Fakhar, qui sonnait sa cloche pour annoncer son arrivée. Et il a continué à s’y rendre sous les obus, refusant que la peur le ronge de l’in­térieur. « A Borj Hamoud, une balle a traversé mon pantalon à pattes d’éléphant, sans toucher ma jambe. On se retrouve parfois dans des conditions si difficiles qu’on oublie qu’on nous a tiré dessus. Quand on accepte la mort, on devient vacci­né », dit-il simplement.

Ayant établi son quartier général à Haret Hreik, dans la banlieue sud de Beyrouth, il se déplaçait à partir de ce quartier dans les régions défavori­sées à la périphérie de la capitale. D’ailleurs, il y tient toujours son bureau dans un immeuble modeste, abritant aujourd’hui les locaux de son association humanitaire Amel, fondée en 1979, comptant 800 personnes, 24 centres médicaux, 6 cliniques mobiles, 2 unités éduca­tives mobiles et une unité pour la protection des enfants de la rue. « L’association possède 8 centres médicaux dans la banlieue sud, le fief du Hezbollah, et l’on est quand même un centre laïc. Mais notre travail suscite l’admiration. On maintient un rapport de respect mutuel avec tout le monde ». Et d’ajouter : « Dans la ville d’Arsal, à l’est du Liban, Daech n’a pas réussi à incendier notre centre, c’est la population qui l’a défendu. Lorsqu’on travaille avec les gens, ce sont eux qui nous protè­gent ». Mohanna se plaît à jouer le rôle de « rassembleur » au sein de la société civile libanaise et à travers le collectif des ONG arabes. En quelque sorte, il prend sa revanche sur la force du « Moi » dans la culture arabe ou le « bossisme », comme il l’appelle, et il cherche aussi à com­penser toutes les privations dont il a souffert en tant que fils du Sud. « Tout ce que j’ai fait, c’était de la transgression. J’ai grandi dans des écoles publiques au niveau faible, j’ai appris à me débrouiller en anglais et en français, mais je ne peux pas dire que j’ai de bonnes bases. Ma famille n’avait pas de soutien tribal, donc il fallait dialo­guer, faire avec tout le monde, pour exister », avoue le médecin, qui s’est exercé à réprimer sa colère. Il s’est inventé une règle : ne réagir qu’au bout de la troisième faute commise par son interlocuteur, sans heurter sa dignité. Mais aussi, il a développé toute une théorie sur l’art de neutra­liser les adversaires, renforcer les amitiés et transformer les neutres en amis. Et sur la liste de ses amis, on peut trouver des noms de tout bord : Régis Debray, Ignacio Ramonet, Bernard Kouchner, Georges Corm, Mohamad Hussein Fadlallah et Costa Gavras, qui prépare un film sur sa vie, en même temps que le réalisateur libanais Philippe Artakanji.

Son approche est simple. Il va vers la personne qui l’intéresse, l’invite à visiter le Sud ou à danser la dabké, sa danse préférée, celle de tout le Levant. Une danse qui rassemble. Et la nuit, c’est toujours bien de jouer un peu de derbakké (percussions), pour animer les soirées ou les caden­cer comme chez lui, portant bien les gènes du Sud. Des gènes qui ont fait de lui un guerrier de la résistance, subtile, prônant « l’équilibre de la terreur et la force de la dissuasion ». C’est-à-dire exposer ses muscles pour ne pas avoir à les utiliser, ce qui était une coutume des villages par excellence. « Le sport m’a beaucoup servi sur ce plan », lance le médecin, qui a bien compris la situation au Liban et sa composante politique. « Le régime libanais est fort et l’Etat est faible. C’est très dur de changer le régime ; alors, ce qu’on peut faire, c’est de travailler sur le terrain pour fournir un modèle de changement à suivre. C’est ce que j’ai essayé de présenter à travers Amel, soit déve­lopper la culture de la résistance par l’humanitaire. En 2016, Amel était sur la liste courte des nominés pour le Prix Nobel. Cette année, on va encore postuler ». Et d’ajouter : « Je suis opti­miste. On est un peu dans un contexte compa­rable à l’Europe au len­demain des première et deuxième guerres mon­diales. L’évolution nécessite des sacrifices et du temps. Il faut essayer de voir le côté positif en cha­cun, continuer à explorer de nou­velles ressources au profit d’Amel, qui couvre 53 % de ses frais de ser­vices grâce aux montants versés par les bénéficiaires, investir de nou­velles idées pour collecter des fonds et subvenir aux besoins des réfugiés. Car le Liban compte 900 camps de réfugiés syriens. On a fait exprès de les garder informels pour éviter de répéter le cas de figure des Palestiniens ».

Amel tire son nom de Jabal Amel, un mont qui a connu une insurrection en 1936, déclenchée par Ali Baydoun, réclamant aux autorités mandataires françaises d’améliorer la situation des cultivateurs de tabac dans le sud. Le fils de l’instigateur de cette insurrection n’est autre que l’historien Ibrahim Baydoun, ami et biographe de Mohanna. Avec le jour­naliste et fondateur du quotidien Assafir, Talal Salman, également ami très proche de Mohanna, ils ont voulu puiser leur inspiration dans le Sud. Un Sud que le médecin connaît comme les lignes de la main. D’ailleurs, il répète souvent qu’il peut fermer les yeux et dessiner les moindres sentiers et recoins de sa région.

Jalons :

Le 11-2-1943 : Naissance à Khyam (Sud-Liban),
1962 : Départ pour la France et études en médecine.
1973 : Participation à la révolution du Dhofar.
1979 : Fondation de l’association Amel, mais le vrai départ fut en 1982,
lors de la deuxième invasion israélienne à Beyrouth ouest.
1980 : Mariage avec Fayda, à l’âge de 35 ans.
2013 : Publication de son ouvrage autobiographique en français chez L’HarmattanLes Choix difficiles, un médecin libanais engagé dans la tour­mente des peuples.

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