MOHANNA Kamel *, MICHELETTI Pierre
À l’ombre de l’agenda médiatique et politique international, Liban et Syrie sont à nouveau indissociablement liés, dans une crise humanitaire majeure. Les conséquences de la guerre en Syrie sur le Liban sont multiples, complexes, et mettent à mal un pays qui demeure dans un état de conflit permanent depuis la guerre civile et l’occupation qui l’ont meurtri pendant plusieurs décennies.
Les réfugiés syriens au Liban : intégration ou déstabilisation ?
Même s’il se trouve encore quelques conférences internationales pour s’en préoccuper, le pays du Cèdre est petit à petit oublié. L’un des témoignages de cet aveuglement est la baisse des financements apportée à l’aide humanitaire au Liban. Ainsi, le Plan régional de réponse à la crise syrienne, élaboré en coordination entre les organisations non gouvernementales (Ong), les organisations intergouvernementales (Oig) et le gouvernement libanais, n’a été financé qu’à hauteur de 25 %. D’ores et déjà, sur le terrain, il est question de devoir choisir entre assurer le droit à l’éducation ou celui au logement des populations les plus vulnérables.
L’une des principales conséquences du conflit syrien sur le Liban est démographique : plus de 1,5 million de réfugiés syriens, dont un million enregistré auprès du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (selon le gouvernement libanais, ils seront deux millions d’ici à la fin de l’année), 52 000 réfugiés palestiniens supplémentaires (s’ajoutant aux centaines de milliers déjà présents sur le territoire libanais avant la crise syrienne) et quelque 40 000 Libanais qui vivaient jusqu’alors en Syrie, contraints de revenir au Liban.
Quel autre pays peut se targuer d’une telle générosité, d’accueillir l’équivalent de près du tiers de sa population ? En effet, le Liban a fait le choix (en partie dicté par l’expérience de l’accueil des Palestiniens) de l’intégration des réfugiés dans la société, contrairement à ses voisins, incluant la Turquie et la Jordanie, qui ont opté pour la mise en place de camps de réfugiés. On ne peut pas faire les mêmes constats concernant l’accueil des réfugiés par les pays de l’Union européenne. Cette dernière a accueilli moins de 20 000 réfugiés syriens sur son territoire. La France seulement 500 à ce jour.
La pression sur les marchés locaux du travail s’accentue, générant une compétition qui attise la grogne sociale et menace de faire doubler le taux de chômage d’ici la fin de l’année. Cela pourrait avoir pour conséquence de faire basculer 170 000 Libanais sous le seuil de pauvreté, s’ajoutant au 1,5 million actuellement sous ce seuil. L’accès au logement, aux soins, à l’éducation s’en trouve également menacé, rendant encore plus vulnérables les populations. Plus généralement, les infrastructures libanaises sont toutes débordées.
Ainsi, les journaux libanais s’accordent sur plusieurs statistiques alarmantes : les réfugiés syriens représentent maintenant 15 % des patients des hôpitaux, 19 % de la population carcérale (un prisonnier sur trois à Beyrouth). Leur faible taux de scolarisation (moins de 30 %) ne peut par ailleurs que renforcer les craintes de récupération de ces populations par des milieux extrémistes, et – mêlé à leurs conditions sociales et économiques désastreuses – soulever de nouveaux défis sécuritaires (augmentation de la délinquance, de la prostitution…).
Un pays fragile
Le conflit syrien vient s’immiscer dans le contexte politique et diplomatique déjà particulièrement instable du Liban. En effet, depuis l’expiration du mandat du président Michel Sleiman le 25 mai 2014, le pays est en situation de vacance présidentielle, peinant à trouver un candidat qui fasse consensus sur la gestion de la question syrienne, et demeure soumis à de nombreux intérêts étrangers. De même, l’implication de forces politiques libanaises dans le conflit syrien a donné lieu à de violents affrontements (surtout dans les régions de la Bekaa et du Nord-Liban) et a ravivé les tensions communautaires. Cela dans un contexte de recrudescence générale des actes de violence (attentats à la voiture piégée, explosions, etc.) dont le dernier a eu lieu le 20 juin 2014, et de la menace israélienne toujours présente à la frontière sud. La progression de Daech (État islamique en Irak et au Levant, Eill) en Syrie et en Irak et ses répercussions sur les pays voisins ne font qu’augmenter les tensions dans une région au bord de l’explosion.
Les espoirs que la situation en Syrie se dénoue dans un futur proche sont minces. Des études montrent qu’entre 15 % et 20 % des réfugiés actuels ne retourneront pas dans leur pays à la fin du conflit. Au total, le coût du conflit syrien pour le Liban a été estimé à 7,5 milliards de dollars par la Banque mondiale, un chiffre appelé à augmenter.
Le business de la charité
Mais la crise syrienne, c’est aussi une consommation de biens de première nécessité dopée par les nouveaux arrivants – au premier rang des bénéficiaires se trouvent les minotiers –, des loyers qui flambent, même quand les Syriens acceptent d’occuper une chambre à neuf, ce qui n’est pas rare. Les moins qualifiés cherchent de petits boulots qu’ils trouvent dans le bâtiment, la manutention, les travaux agricoles, et des employeurs peu regardants en profitent pour baisser la rémunération des journaliers dont bénéficiaient jusqu’alors les ouvriers libanais. Le syndicat des pharmaciens libanais, qui ne perd pas le nord, a même demandé la fermeture des dispensaires gérés par les associations de solidarité, au motif qu’elles distribuaient des médicaments, détournant les patients syriens de leurs officines…
Dans le même temps sont arrivés des Syriens aisés qui ont fait de substantiels dépôts dans les banques libanaises. Elles encouragent l’investissement et les prêts tous azimuts à leurs clients et entrepreneurs les plus importants, de telle sorte que des constructions ambitieuses fleurissent dans tout le pays, et que l’activité économique est en plein boom.
Pour les Libanais, l’équation n’est donc pas celle, unique et réductrice, du fait religieux ou communautaire qui résumerait tous les risques, relayé et amplifié par les lignes de fracture sur lesquelles s’appuient effectivement certains partis et formations politiques. Le conflit syrien met en tension une partie, la plus précaire, de la société libanaise, qui est affectée par la présence des réfugiés et parfois manipulée aux travers des vieux démons intercommunautaires, et une autre, celle des hommes d’affaires, qui tire de larges bénéfices de la nouvelle donne. Pour que cette tension ne débouche pas sur un clivage violent, l’attention à l’égard des plus vulnérables des Libanais comme le soutien aux acteurs locaux de la solidarité qui refusent le communautarisme sont une double nécessité.
Pour l’heure, il est impératif que les bailleurs et les agences internationales fassent de la réponse à la crise syrienne une opération humanitaire mise en œuvre avec et par les structures locales. Le gouvernement libanais – en coopération avec tous les représentants de la société civile et les agences onusiennes – doit mettre en place d’urgence un plan national cohérent, qui prenne en compte toute la complexité et la gravité de la situation.
Enfin, il conviendra, le moment venu, d’étudier la création d’un fonds de rapatriation, à l’image de la collaboration syro-libanaise mise en place après l’invasion israélienne en 2006 au Liban. Ce fonds pourrait être dédié à la reconstruction des infrastructures et à l’offre de services de base, dans les zones où les hostilités auront cessé. Mais ce temps n’est pas encore venu.
* Kamel Mohanna est président et fondateur d’Amel Association International et Pierre Micheletti est ancien président de Médecins du monde France et enseignant à l’Iep de Grenoble.